Andreas, Ulrike, Gudrun et les autres… Jean-Gabriel Périot explore au travers de la «RAF» la mécanique de la radicalisation

 

Avec son documentaire «Une jeunesse allemande», présenté au dernier festival de Berlin et distingué d'une «Mention spéciale» au «Doc-Aviv International Film Festival», le réalisateur français Jean-Gabriel Périot s'attaque à un épisode trouble de l'histoire allemande: la montée en puissance de la «Rote Armee Fraktion» dans les années '60, '70. A travers des documents d'époque, il y explore les mécaniques de la radicalisation jusqu'au passage à l'acte terroriste d'Andreas Baader, Ulrike Meinhof, Gudrun Ensslin et leurs confrères de la «RAF».

Rencontre en amont de la projection en avant-première luxembourgeoise.

 

Pourquoi est-ce qu'un réalisateur français s'attaque à ce sujet si allemand?

Cela vient de l'histoire de la RAF elle-même et de cette singularité que ses fondateurs – parce qu'ils étaient journalistes, réalisateurs ou photographes – ont produit ou apparaissent eux-mêmes dans autant d'images. Cela est unique dans le cas de groupes qui passent à la lutte armée et c'est ce qui a éveillé au début mon intérêt alors que, par ailleurs, je ne connaissais pas grand chose ni à leur histoire, ni à celle de l'Allemagne en général.

Quels étaient ces images?

Ce sont celles d'Ulrike Meinhof à la télévision, des liens de Gudrun Ensslin ou d'Andreas Baader avec les milieux underground, le poids de l'école de cinéma de Berlin avec les films de Holger Meins.

Comment vous y êtes vous pris pour les recherches?

J'ai pratiquement passé huit ans à faire l'équivalent d'un travail d'universitaire de thèse de doctorat et d'archéologue. J'ai dû faire des recherches poussées sur l'histoire et la culture allemandes et encore plus pointues sur chacun des fondateurs de la RAF. Il fallait d'abord que je sache ce que je cherchais avant de pouvoir m'adresser aux différents fonds d'archives – cinémathèques, chaînes télé ou collectionneurs privés. Tout cela a demandé beaucoup de temps et de précision.

Avez-vous l'impr ession que nos voisins allemands ont une approche différente de leur histoire et si oui, en quoi se distingue-t-elle?

Oui, forcément parce qu'en Allemagne il n'y a pas une mémoire de la RAF, mais il y en a plusieurs, très ancrées chacune dans leurs propres points de vue historique et politique – grosso modo les pro et les anti-RAF et une espèce de ligne médiane qui donne quand même raison à l'Etat. Donc forcément, si on avait fait ce film en Allemagne, il aurait été inscrit dans une de ces histoires mémorielles très figées. Par le fait d'être beaucoup plus jeune que cette histoire et français, j'avais peut-être une espèce de force de la naïveté qui donne un certain recul. Ainsi, il a fallu que je lise énormément pour rattraper ce «retard» et en même temps je n'étais pas inscrit dans des schémas de pensées préétablis.

Votre documentaire est-il dès lors compréhensible pour un spectateur qui n'a aucune connaissance historique?

C'est du moins ce que j'ai tenté de faire: revenir à celui que j'étais au début, quand j'ai rencontré la première fois cette histoire, donc celui qui «ne sait pas». Ce n'est jamais facile parce qu'entre-temps j'en ai appris bien des choses. Cependant j'essaie de m'adresser à un spectateur qui n'est ni de l'époque, ni du pays – après, tout se joue dans les différents niveaux de lectures selon ce que l'on sait de cette histoire et de ses protagonistes, et selon que l'on reconnaît ou pas des éléments tels p. ex. la voix de Godard.

Le film a beaucoup voyagé: Y a-t-il des réactions différentes suivant les pays?

Le seul endroit où il y a eu une différence était en Allemagne, où les contemporains de cette histoire étaient très émus et touchés par le film. Dans les autres pays, ce qui va changer est que chacun va se l'approprier à sa manière, donc le relire suivant son époque et le rapporter à sa propre histoire.

Un documentaire se construit comme une fiction: il faut y bâtir et maîtriser une trame narrative. Son histoire vous a-t-elle mené là où vous vous attendiez ou a-t-elle développé une dynamique propre?

La plupart des hypothèses que j'ai posées dès le début se sont retrouvées confirmées. Je m'étais engagé dans un ordre plutôt chronologique, avec une absence de voix-off, au maximum des images contemporaines de l'époque. J'ai pourtant sous-estimé le poids tout à fait singulier de la manière dont les fondateurs de la RAF apparaissent à l'écran: p. ex. Ulrike Meinhof avait une dimension dramatique et tragique à l'ampleur de laquelle je ne m'attendais pas. Cela a donné au film une sensibilité et émotion que je n'avais pu envisager dès le début.

Ce basculement vers la violence ne suit pas le schéma «classique» du groupe de marginaux: les membres de la RAF sont des intellectuels qui choisissent à bon escient de prendre les armes...

Cela reste toujours un peu mystérieux pour moi et je pense que tant que l'on n'a pas traversé cet endroit, c'est très difficile de comprendre. Mais je crois que le passage à l'acte et à la prise d'armes n'était pas une étape radicale pour eux, la violence était un peu dans l'air du temps, il y avait les guerres d'indépendance, celle du Vietnam et, contrairement à aujourd'hui, on ne réprouvait pas la violence: dans la gauche occidentale il n'y avait pas de condamnation morale de celle-ci. En même temps, il n'y a pas vraiment eu de discussion: après l'arrestation de Baader, ils ont pris la décision de le libérer et de faire la RAF. La violence n'était pas la seule ou l'ultime, mais l'une des solutions possibles et ils l'ont choisi.

Comprenez-vous à cet égard le choix de vos «protagonistes»?

Cela m'échappera toujours! J'ai fait le film parce que je ne comprends pas leur passage à la violence et même aujourd'hui, après avoir réalisé ce documentaire, je ne le comprends pas plus.

En quoi le film serait–il aussi une leçon d'actualité?

Pas une leçon, mais certainement un écho avec le monde contemporain. Comme il n'y a pas de voix off et que je ne force pas la lecture, les questions restent propres à chacun selon ses propres idées et croyances. Le spectateur se demande comment on pourrait encore résister aujourd'hui, quelles sont les origines et raisons du terrorisme,... alors que pour moi, en tant que cinéaste, le film comporte aussi des questions sur le monde du cinéma et ses possibilités, de ce qu'il peut ou ne peut pas faire. Le montage, d'une manière flottante, me permet de travailler, d'orienter et de développer les questionnements – c'est là que s'inscrit mon propre discours sur l'histoire.

 

 

par Vena Andonovic
Luxemburger Wort
27 octobre 2015